Ah ! Partir !


Ca faisait pourtant déjà quelques temps que je me préparais à ce moment. Le moment où inéluctablement il fallait attraper le volant et tirer simultanément sur ma jambe et mon bras pour grimper dans le camion.


C’est marrant, physiquement le saut ne prend que deux secondes. Mais dans ma tête, ça a pris beaucoup plus de temps. D’ailleurs, un mois s’est écoulé depuis ce dimanche festif qui préfigurait le départ et le saut, le vrai, celui dont on ne revient pas, celui-là il prend son temps. Il discute, il pose des questions, il cherche des réponses, comme s’il était encore temps d’ouvrir des brèches dans ma pauvre tête et d’essayer de les combler avec les certitudes de celles et ceux qui m’aiment et qui restent.


Pourtant quand je suis monté dans la voiture, quand j’ai pris place enfin, au volant de Marguerite, je me suis senti libéré. Libéré et fier aussi un peu.


Libéré parce que depuis le temps qu’on en parlait de ce tour du monde, depuis le temps qu’on le préparait, depuis le temps qu’on rêvait de s’écarter des routes trop balisées... oui ! ça y était, on partait, on allait voir ailleurs, autre chose. Et puis il y avait surtout l’envie de prendre le temps, le temps de se rapprocher de soi, de s’écouter et de sentir ses rythmes, de respirer et de vivre chaque instant, de se libérer du superflu et se mettre à nu pour mieux aller vers l’autre, mieux l’entendre, mieux partager, mieux rapprocher nos différences... et l’espace d’une rencontre, peut-être, construire ensemble une autre relation, un autre chose, un autre monde.


Une goutte dans la mer... j’en sais trop rien à vrai dire. Le voyage le dira.


Et puis fier aussi, c’est vrai. Fier d’avoir réussi dans un premier temps à boucler la préparation. Ce qui, dit en passant, ne fut pas une mince affaire. Fier devant Marguerite, pimpante, élégante et surtout impatiente de montrer ce dont elle était capable, sans sourciller du phare devant les 90.000 kilomètres qui s’annonçaient et qui ne risquaient pas de la faire trembler en ce jour de fête. Et enfin, fier devant tous ces gens, devant tous les enfants, devant nos familles, devant nos amis, d’avoir réussi à partager la dimension du Tout-Possible, fier de les avoir réunis, fier d’avoir communier l’espace d’un après-midi, autour du voyage qui s’annonce, du rêve qui se réalise, de la quête que l’on poursuit.


Seulement ni le soulagement de partir, ni la fierté de pouvoir transmettre ce que l’on porte depuis des années et qui se concrétise par un voyage autour du monde ne peuvent empêcher de souffrir de la séparation des corps, inévitable. Ce n’est pas un départ à la guerre certes, mais c’est un départ et le vivre n’est jamais franchement simple. Le comique, c’est que personne ne se rend compte de rien, pas même les acteurs principaux. La vie continue simplement, avec son lot de tracasseries quotidiennes. Jusque quelques minutes avant le départ. Et puis tout s’accélère. Tout commence par de simples accolades, qui se transforment très rapidement en « tu feras bien attention », « vous veillerez l’un sur l’autre », tout ça les yeux humides et quelques sanglots dans la voix. Ensuite les mains qu’on ne veut pas lâcher, les visages crispés et les larmes qui ne s’arrêtent plus... C’est une drôle de sensation à vivre. Votre regard s’arrête plus longuement sur les visages et vous prenez tout ce que vous pouvez, vous remplisez la musette. Je ne sais pas pourquoi on fait ça, par peur de manquer sûrement. C’est comme une réaction d’auto-défense, comme si tous ces visages allaient disparaître pour toujours. Pourtant, on sait bien que non.


Et puis... il y avait Romarine et Farandole, sa fille. Elles n’étaient pas venues. Parmi tous ces visages, j’ai cherché leurs sourires, évidemment. Romarine ne voulait pas, elle ne voulait pas alourdir ce contexte de départ déjà suffisamment pesant pour tous. Elle voulait me voir partir serein, sans larmes dans les yeux, sans image trop violente qui n’aurait fait que reculer le moment où j’entrerais pleinement dans le voyage. C’était certainement mieux de l’imaginer comme ça à ce moment-là. Mais vu d’ici et avec quelques semaines de recul, de toutes façons les rivières ont sillonné mon visage pour mieux traverser mon coeur.


« Si j’étais le bon Dieu », j’arrêterais le temps sur chacun des moments où la peur de l’absence, la peur du vide, éclaire l’intensité des liens qui existent entre les êtres, les révèle au grand jour, vous en fait prendre conscience. C’est pour ça qu’on vit je crois, pour cette flamme-là. Elle s’endort un peu chaque jour dans les futilités d’une vie trop pleine, dans un monde où avoir devient être. Et les départs sont propices à la réanimer. C’est peut-être aussi pour ça que je pars.


Cendrars l’avait dit bien avant moi : « Quand tu aimes il faut partir, ne te niche pas entre deux seins, ne larmoie pas en souriant, respire marche et va-t’en ».





Il est des departs qui se chantent...






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