Mobiliser les foules

Il est 5h00. La grande salle de réunion est vide. Les vingt quatre heures qui viennent de s’écouler ont été décisives. Les yeux cernés d’une nuit qui fut blanche, Rockaya jette un dernier coup d’oeil par la grande baie vitrée qui donne sur l’avenue. Elle est déserte. Dans le lointain, une lueur semble indiquer qu’un nouveau jour se lève.

Il est 5h00 dans la grande salle de réunion de l’association. Sur les tables, qu’on a plaquées aux murs pour dégager le centre de la pièce, des piles de flyers, d’autocollants, des gobelets, des stylos, des tee-shirts, des drapeaux. Par terre au milieu de la pièce, roulées, les affiches géantes de quatre mètres par trois.




Rockaya est seule. Appuyée contre la grande baie vitrée qui donne sur l’avenue, son regard se perd au fond du café que lui a apporté le gardien. Une fois de plus, elle se dit qu’elle ne se fera jamais au café soluble et qu’il faudra un jour qu’elle contribue à faire aimer le café filtre aux africains. « Du presque café pour une presque démocratie, se dit-elle. C’est logique, c’est dans l’ordre des choses. Un peuple qui vit dans l’à peu près : à peu près scolarisé, à peu près soigné, à peu près développé. L’Afrique n’est plus en voie de développement depuis longtemps, elle est à peu près développée, c’est tout. Apparemment c’est comme ça, c’est sa destinée ». Elle sourit. Elle tient peut-être là un autre bon slogan, elle a toujours été douée pour les phrases chocs et les leitmotiv qui marquent : « Avec Rockaya, passons enfin du presque développement au développement. »

En soulevant son café, elle relit pour la millième fois le slogan inscrit en lettres capitales autour du gobelet et qui sera répété toute la journée aux quatre coins de la ville : TOUCHE PAS MA CONSTITUTION ! Elle sait qu’une fois le processus engagé et les premières affiches posées, il ne mettra pas longtemps à retentir dangereusement dans les luxueux salons du palais présidentiel.

« Et si ça tournait mal ?, pensa-t-elle. Si ça nous échappait ? Si la rue s’emparait de l’occasion pour plonger le pays dans le chaos et l’anarchie comme cela s’est déjà produit ailleurs en Afrique !? » Un léger frisson glissa le long de son dos : ces questions, posées mille fois, seule ou avec ses amis, venaient lui rendre visite à nouveau. « Et si c’était un coup d’épée dans l’eau ? Si les béninois se moquaient finalement qu’on modifie la Constitution sans qu’on leur demande leur avis ? Et si c’était vrai ? Si c’était vrai que les africains ne croient plus en rien et certainement pas en la politique ? » Cette idée lui glaça le sang. Toute la réussite de la journée dépendait de l’accueil que réserverait la population à TOUCHE PAS MA CONSTITUTION ! Il fallait que ça prenne, tout avait été imaginé pour que ça prenne, tout dépendait de ça.


Tout était parti d’une émission télévisée à laquelle l’association avait été conviée avec d’autres quelques semaines plus tôt pour exprimer la place de la société civile dans le débat politique et la gestion de la cité. Rapidement, le débat avait dérivé sur les enjeux de la politique actuelle au Bénin. Rockaya n’avait pas hésité à dire que les préoccupations des politiques aujourd’hui se limitaient à élaborer des stratégies pour rester au pouvoir, en faisant fi des besoins, des aspirations et des idéaux des béninois. En guise d’exemple, elle avait révélé les rumeurs qui circulaient dans Cotonou et qui laissaient croire que le Président voulait modifier la Constitution sans solliciter l’avis du peuple, ce qu’elle avait qualifié sans ambages de Coup d’Etat constitutionnel. « L’actuel Président, avait-elle affirmé, cherche un moyen de se présenter à nouveau aux prochaines élections présidentielles. Or notre Constitution est claire sur ce point : pas de triple mandat et pas d’élection présidentielle après soixante-dix ans. La Constitution, avait-elle alors insisté, est la base de notre démocratie. Elle ne peut être modifiée sans un long processus de discussions et de réflexions, notamment avec les représentants de la société civile. Dans une démocratie, dans un Etat de droit, le peuple est souverain. Il ne peut y avoir de modifications constitutionnelles sans que le peuple n’ait été au préalable informé et sensibilisé et sans qu’il ait pu prendre part aux débats, donner son avis. C’est la base même de toute évolution démocratique. »

Cette prise de position aurait pu rester de l’ordre de l’exceptionnel, un coup d’éclat médiatique pas spécialement programmé sur un plateau télé. Seulement dans les jours qui suivirent l’émission, la rumeur s’était amplifiée. On parlait désormais d’actions présidentielles planifiées, de déplacements en brousse pour soudoyer les villageois avec du riz, du mil et de l’argent. Il était clair que le Président souhaitait modifier la Constitution. Pour cela il espérait un référendum et comptait sur ses largesses en brousse pour amadouer la population et faire passer une réforme constitutionnelle.

C’est à ce moment que Rockaya avait commencé à parler d’un Coup d’Etat populaire. « A Coup d’Etat constitutionnel, Coup d’Etat populaire, s’amusait-elle à dire. » Son intervention l’avait rendue publique et des tonnes de courriers d’encouragements et de soutiens arrivaient de partout, des quatre coins du pays, de France, du Sénégal, de Côte d’Ivoire, des USA, là où la diaspora béninoise était fortement représentée. C’est ce qui avait été déterminant : le Bénin sentait qu’une injustice se préparait, il souhaitait réagir. Rockaya voulait lui en donner l’occasion.





Rockaya redresse la tête. Sous ses yeux, la grande avenue semble glisser jusqu’à l’infini. Le soleil envisage de se lever dans les minutes qui suivent et déjà, la capitale se réveille. Les taxi-motos les plus courageux, les zems de Cotonou comme on les appelle, ont repris du service vers 5h00. Les premières vendeuses de pains frais se placent lentement sur le bord de la route. Les échoppes, celles des petits déjeuners, allument lanternes et bougies pour indiquer que les omelettes sont déjà prêtes. Dans quelques minutes, les fruits, les légumes, les oeufs, les bassines vont s’étaler et colorer l’avenue. Puis, les boutiques en tout genre vont ouvrir leurs semblant de rideaux et proposer leurs services à une circulation de plus en plus dense, à une avenue de plus en plus bondée. A ce moment, la journée sera déjà bien entamée. « Pour nous aussi, se dit Rockaya. Aujourd’hui, ce soir, on aura peut-être fait un pas vers le changement. »


Il est 22h00 dans la grande salle de réunion, Rockaya regarde sa montre. Elle sourit, elle ne souhaite pas paraître fatiguée. « Décontractée, reste décontractée, s’encourage-t-elle. Il n’est pas question de montrer un quelconque signe de panique. Il ne s’agit que d’un petit télex envoyé par la Présidence. Et puis de toute façon, rien n’est encore irréversible. »

Une chaleur un peu moite règne dans la pièce. Les journalistes n’ont été conviés que tardivement à la conférence de presse et un brouhaha émerge en permanence de l’assistance impatiente et un peu irritée par le black out médiatique qui a accompagné cette journée. La ville était submergée par un mouvement citoyen et celle qui était considérée comme la principale instigatrice de ce que l’on n’avait pas tardé à qualifier de Révolution douce refusait de parler. On attendait informations et explications pour alimenter les journaux du soir et préparer les éditions. Bon nombre de quotidiens du matin avaient d’ailleurs repoussé l’impression de leur journal de peur de rater l’évènement.

Assise derrière une grande table, dos à la baie vitrée, Rockaya fait face aux journalistes. Malgré la fatigue de la journée, elle a gardé le charme discret et l’élégance distinguée dont elle sait jouer pour terrasser son auditoire, particulièrement quand il est masculin comme c’est le cas ce soir.

Le silence se fait de lui-même lorsque Rockaya se lève et sourit à l’auditoire pour le saluer et lui souhaiter la bienvenue. Avec sa décontraction habituelle et un charisme teinté de séduction, elle entre aussitôt dans le vif du sujet. Elle rappelle brièvement ce qui a poussé son association, association de défense des droits des citoyens, à se mobiliser pour engager cette campagne, qu’elle « souhaite qualifier, d’ores et déjà, de franc succès ». Elle revient sur les notions de démocratie et de Constitution. Elle rappelle que les manoeuvres présidentielles pour modifier la Constitution sur deux points très précis « ne visent qu’à maintenir l’actuel Président de la République du Bénin en place ». Elle n’hésite pas à comparer les déplacements en brousse des équipes présidentielles « à de la misérable propagande digne des plus ridicules républiques bananières ». Elle parle de « Coup d’Etat constitutionnel », et devant le parterre de journalistes déjà sous son charme et acquis à sa cause, elle sort sa botte secrète et proclame, en haussant progressivement le ton, avec une évidence et une certitude dans le regard qui caractérise ceux qui n’ont rien à perdre : « Dans une République, le peuple est souverain, je vous le rappelle. Partant de ce principe de base fondateur de toute démocratie, il est tout à fait normal que face à un Coup d’Etat constitutionnel le peuple réagisse par un Coup d’Etat populaire. »

Le temps s’arrête. Rockaya reprend son souffle. La presse écrit. Les radios enregistrent. Les télévisions filment. « Ce soir, demain, se dit Rockaya, notre combat sera connu de tous, ils ne pourront rien contre moi. »


AURELIEN MADOUGOU, Radio Planète : Vous parlez de Coup d’Etat populaire. Qu’y a-t-il de populaire dans votre coup d’éclat ?

ROCKAYA, feignant d’être étonnée : Je vois que certains d’entre vous ont dormi pendant une bonne partie de la journée. (rires dans la salle) Laissez-moi revenir rapidement sur les seize heures qui viennent de s’écouler et vous jugerez par vous-même.

Dès 6h00 ce matin, une équipe de 30 placardeurs véhiculés ont pris d’assaut les principaux axes de circulation ainsi que les entrées et sorties de ville. En tout, ce sont 200 affiches d’un format 4m x 3m qui ont annoncées la couleur de la journée en recouvrant les panneaux publicitaires d’un gigantesque TOUCHE PAS MA CONSTITUTION !. A 8h00, ce sont plus de 300 bénévoles qui ont sillonnés les rues de la ville pour accrocher aux pare-brises des véhicules et distribuer aux feux de circulation près de 700 000 flyers dont vous avez tous un exemplaire avec vous, ce qui prouve que l’opération a bien fonctionnée. A la même heure, le syndicat des zems de Cotonou est venu récupérer près de 1000 tee-shirts pour habiller les taxi-motos, principal moyen de locomotion de la capitale comme vous le savez. Vers 10h00, un coursier est allé déposer dans les mains du Président de l’Assemblée Nationale, 88 courriers destinés aux 88 députés, présentant l’initiative et précisant clairement qu’il ne s’agissait en rien d’un Coup d’Etat visant à déstabiliser le pouvoir en place mais bel et bien d’une réaction populaire face à des manoeuvres politiques considérées comme douteuses. A 11, 13, 15 et 18h00, plusieurs dizaines d’écoles ont vu débarquer dans leur cour de récréation des auto-collants et des stylos sur lesquels on pouvait lire : TOUCHE PAS MA CONSTITUTION !. Aux mêmes horaires à peu près, à 13h00 et à 15h00, plusieurs points de distribution d’eau fraîche ont été improvisés dans la ville. Sur les gobelets, on pouvait lire : TOUCHE PAS CONSTITUTION !. Vers 20h00, l’équipe de nuit des flyers a investit les boîtes de nuit et les principaux maquis de la capitale. Enfin à 21h00, nous avons convoqué les médias.

AURELIEN MADOUGOU, Radio Planète : Vous n’avez pas répondu à ma question.

ROCKAYA, le regard d’une mère qui gronde : Je vois que vous ne vous êtes pas bien réveillé. (rires à nouveau) Ne serait-ce que dans la mobilisation pour mener à bien ces opérations, je n’ai pas les chiffres exacts, mais on peut facilement affirmer que 2000 bénévoles ont pu participer à la campagne. Quant au nombre des personnes sensibilisées, je vous laisse seuls juges d’en apprécier l’importance.

GUSTAVE ANHANHOZO, LC2 TV : Vous employez des mots pour qualifier vos actions qui font plus penser à des manoeuvres militaires qu’à un mouvement citoyen bon enfant. Ne croyez-vous pas que vous allez finir par effrayer le pouvoir en place ?

ROCKAYA, les yeux au ciel : Il n’y a rien de bon enfant dans les mouvements citoyens, excusez-moi ! Nous sommes dans une démarche de réaction. Les manoeuvres engagées par le Pouvoir pour soudoyer les populations et faire avaler la pilule d’une modification de la Constitution ne me paraissent pas moins effrayantes. Nous n’avons fait qu’employer les mêmes techniques, la même stratégie. Quant au vocabulaire, je vous l’accorde, je grossis un peu le trait parfois. Mais je compte sur vous pour être plus soft dans vos compte-rendus respectifs.

FELIX GBAGUIDI, Golf TV : Dans ce pays où la majorité des habitants vivent avec moins de 500 fcfa par jour, cela relève de l’exploit de réussir à mobiliser des bénévoles et véritablement du record du monde, si vous me permettez, pour avoir réussi à les faire participer financièrement à une telle campagne. Vous avez réussi là où tant d’hommes politiques se sont cassés le nez. Quel est votre secret ?

ROCKAYA, un large sourire de satisfaction : C’est vrai, ça peut paraître incroyable. Mais je suis navrée pour vous, vous n’aurez pas de scoop car il n’y pas de secret. Vous réagissez comme les dirigeants de ce pays ! Vous pensez que les béninois, écrasés par des priorités de premières subsistances, n’ont que faire de la politique de notre pays. Croyez-vous que ces gens n’ont pas d’enfants ? Croyez-vous qu’ils ne souhaitent rien de mieux pour leur avenir que les conditions dans lesquelles ils vivent chaque jour ? Si vous croyez cela, vous vous trompez. La mobilisation d’aujourd’hui vous prouve le contraire. Oui, il y a désaffection dans notre pays pour la politique politicienne telle que nous la subissons à longueur d’année mais il n’y a pas de renoncement à la politique. Oui, les béninois sont fatigués de voir se succéder au trône des hommes avides de pouvoir sans qu’il y ait de changements significatifs. Mais ils aiment leur pays et ne souhaitent qu’une chose, le voir s’engager enfin sur la voie du progrès. Croyez-moi, ce qui s’est passé aujourd’hui est une véritable action politique et les béninois ne s’y sont pas trompés.

VICTOR AZONWAKIN, Le Républicain : Mais qui étaient ces bénévoles ? Qui a financé ces affiches, ces tracts, les gobelets, les autocollants ?

ROCKAYA, la mine un peu sombre : N’y aurait-il pas un dangereux mécène derrière tout cela ? Quelqu’un qui tient les ficelles de la bourse et qui aurait tout à gagner d’un soulèvement populaire ? Je vois que nos amis du Républicain travaillent toujours pour les Renseignements Généraux. (Rires à nouveau) Hé bien, non !! Encore une fois pas de scoop ! Vous et moi avons certains de nos compatriotes qui vivent sous des cieux économiques meilleurs que les nôtres mais qui se préoccupent encore des affaires publiques de leur pays. Nous avons simplement fait appel à cette diaspora disséminée en France, aux Etats-Unis, en Côte d’Ivoire et au Sénégal. Ils n’ont pas hésité une seconde. Quant aux bénévoles, je suis surprise de voir que vous n’avez qu’une connaissance limitée du mouvement citoyen qui germe dans ce pays.

LEOPOLD WALLET, traversees.org : La journée semble avoir été une réussite et pour l’essentiel, elle s’est déroulée sans problème. Cependant, en fin d’après-midi, les radios faisaient état de quelques manifestants non loin du Palais de la Présidence et peut-être aussi de quelques heurts entre pro et anti réformistes. N’avez-vous pas peur finalement que tout cela ne vous échappe ?




ROCKAYA, affichant un large sourire complice : Monsieur Wallet, voyons !! Vous savez comme moi qu’on ne peut pas croire ce que raconte les médias ! (et se levant pour quitter la table). Messieurs, je vous remercie de vous être déplacés si tard et je compte sur vous pour retranscrire le plus fidèlement possible ce qui a été dit ce soir. La conférence de presse est terminée.


Rockaya ouvre la baie vitrée et se glisse rapidement sur la terrasse. Dans son dos, les journalistes tentent en vain d’obtenir d’autres informations pendant que ses collaborateurs se chargent de leur faire quitter les lieux dans le calme. Devant elle, la grand avenue paraît beaucoup plus calme qu’à l’accoutumée. A l’autre bout, non loin du Palais de la Présidence, on perçoit clairement cette clameur populaire que l’on entend parfois jaillir du stade lors des grandes rencontres de l’équipe nationale. Avant de déchirer le télex de la Présidence pour qu’il n’en reste rien, elle lit une dernière fois la devise du Bénin sur l’entête du papier officiel : Fraternité - Justice - Travail. « Tout se passera bien, se convainquit-elle. »


Chère Madame,

Je pense que vous êtes au courant comme moi des quelques mouvements de foule qui affectent en ce moment même les rues de notre capitale et particulièrement les abords du Palais de la Présidence où je me trouve. Pour l’instant, les manifestants se contentent de scander un slogan qui je crois ne vous est pas étranger.

Considérant la capitale et la Présidence du Bénin en danger, j’ai convoqué expressément dans l’après-midi le Chef d’Etat Major de l’armée béninoise pour lui faire part de mes craintes. Nous avons ensemble décidé, avant de faire usage de l’armée pour préserver les intérêts de la République du Bénin et rétablir l’ordre public, qu’une solution pacifiste devait être envisagée.

La démocratie suggère qu’un débat d’idées s’instaure entre des opinions opposées pour que soient envisagées des solutions partagées par tous. La démocratie suggère également que dans ce débat d’idées chacun soit responsable de ses paroles et de ses actes.

Pour que la démocratie triomphe toujours dans notre pays, je vous demande de convoquer la presse dans les heures qui suivent pour en appeler au calme avant que la situation ne dégénère. Dans le cas contraire et en tant que Chef de l’Etat, j’assumerais les responsabilités qui incombent à la fonction et à la confiance que m’ont accordées les béninois.




Votre dévoué,
Le Président de la République du Bénin






Rockaya redresse la tête. Dans le lointain, depuis quelques heures, à l’autre bout de l’avenue la lueur s’est amplifiée. Sans vraiment le vouloir, ses yeux s’y sont perdus, à cause de la fatigue certainement. Dans une espèce de sommeil éveillé, elle se repasse rapidement la conférence de presse de la veille. Elle se revoit avec ses collaborateurs devant l’écran de télévision pour suivre l’édition de minuit de la télévision nationale. Elle se souvient avoir été un peu impatiente d’entendre les commentaires que lui réserverait le présentateur du JT.

Le journal s’était ouvert sur les rues de Cotonou où quelques journalistes avançaient avec des manifestants. Plusieurs d’entre eux, des jeunes surtout, apparaissaient à l’écran à tour de rôle. L’un d’eux avait montré le sang sur ces avants-bras, le sang d’un de ses camarades frappé au visage par le cordon de gendarmerie qui se tenait de l’autre côté de la rue, dos au Palais de la Présidence. Il prétendait que plusieurs autres avaient subi le même sort. « La démocratie, ce pour quoi nos parents se sont battus est en train d’être balayée purement et simplement, disait-il. Dans cette République, manifester pour exprimer son mécontentement (il hurlait pour se faire entendre au milieu des chants des manifestants), est un crime puni à coup de matraque. Est-ce cela la démocratie ? »

Puis, on était revenu en accéléré sur la campagne TOUCHE PAS MA CONSTITUTION !, en l’associant uniquement au nombre de manifestants qui n’avait cessé de croître au cours de la journée puis de la soirée devant la Présidence. Le court montage supposé relaté ce qui s’était dit lors de la conférence de presse avait mis l’accent sur la décontraction provocante de celle qui était présentée comme la principale instigatrice de ce Coup d’Etat populaire. « Dans son allocution, Rockaya, comme elle se fait appeler, disait le présentateur, n’a pas hésité à accuser le Président en place de manoeuvres frauduleuses pour chercher à modifier la Constitution béninoise dans l’unique but de se maintenir au pouvoir en faisant fi des aspirations de ses concitoyens. ». Rockaya apparaissait alors à l’écran face à un parterre de journalistes masculins, grand sourire, évoquant successivement des manoeuvres politiques dignes d’une ridicule république bananière, un coup d’Etat populaire et une série d’opérations quasi-minutées depuis l’aube qu’elle qualifiait de franc succès. Ensuite le journaliste s’était interrogé sur les commanditaires potentiels de cette action de grande ampleur : « Y-avait-il un commanditaire ou une coalition souterraine qui cherchait à déstabiliser le pouvoir en place ? » Rockaya apparaissait à nouveau à l’écran. On entendait d’abord la question d’un journaliste du Républicain qui interrogeait sur l’origine des bénévoles et des financements de la campagne. En guise de réponse, Rockaya s’amusait à plaisanter le journaliste qu’elle soupçonnait de faire partie des renseignements généraux. Elle concluait par un « Désolé pas de scoop !! » qui laissait le téléspectateur libre de tirer ses propres conclusions. Enfin, le présentateur du journal reprenait brièvement le cours du reportage pour conclure sur la conférence de presse en posant une question simple : « Lors de la conférence de presse qui s’est tenue ce soir à 22h00, Rockaya était-elle au fait des évènements qui grondaient en ville ? » Rockaya apparaissait à nouveau à l’écran. Une question venant de la salle l’interrogeait sur des bruits de manifestations, si l’on en croyait les radios locales, qui secouaient la ville en cette fin de journée. On la voyait alors sourire avec une once de malice et finalement prétendre, en plaisantant encore une fois, qu’il ne fallait pas porter trop d’attention à ce qui était rapporté par les médias. Et c’en fut fini de la conférence de presse.

Le journaliste parlait ensuite d’un « entretien exceptionnel » accordé par le Chef de l’Etat au téléphone à la rédaction. A son tour, la photo officielle du Président de la République apparaissait à l’écran. Une voix, lointaine, très légèrement grésillante, faisait état d’un télex envoyé à Rockaya pour lui demander d’essayer de calmer la foule par une conférence de presse. Elle regrettait sincèrement que son appel n’ait pas été entendu et que les manifestations se soient amplifiées jusqu’à menacer l’intégrité de la Présidence. Elle expliquait avec grand calme que devant la menace croissante aux portes du Palais, le Chef de l’Etat Major de l’armée avait donné l’ordre de repousser les manifestants. Elle déplorait que des coups aient été échangés, peut-être du sang versé. La voix ensuite se faisait plus grave et plus solennelle pour mettre en garde celles et ceux qui chercheraient à déstabiliser la démocratie au Bénin. Elle concluait en affirmant que le Président lui-même veillerait personnellement à ce que la lumière soit faite sur cette affaire et que les responsables puissent répondre de leurs actes devant la Justice béninoise.


Il est 5h00. La grande salle de réunion est vide. Les vingt quatre heures qui viennent de s’écouler ont été décisives. Les yeux cernés d’une nuit qui fut blanche, Rockaya jette un dernier coup d’oeil par la grande baie vitrée qui donne sur l’avenue. Elle est déserte. Dans le lointain, une lueur semble indiquer qu’un nouveau jour se lève.






Cette histoire est inspirée par la campagne Touche pas ma constitution ! organisée et orchestrée par l’Association béninoise Elan en juin 2004, et plus particulièrement par la rencontre avec sa Présidente, Madame Réckya Madougou sur Cotonou. Dans la réalité, la fin de la campagne fut beaucoup plus heureuse, sans manifestation violente, sans heurt, sans répression et aboutit au blocage du projet de réforme constitutionnelle envisagé par l’Etat. Elle donna lieu à l’organisation d’une rencontre sur le thème « Rôle de la constitution dans un pays démocratique » entre représentants de la société civile et représentants de l’Etat et permit de planter les bases d’un vrai dialogue démocratique sur l’opportunité d’une révision constitutionnelle au Bénin.


Pour en savoir plus sur l’association Elan :
- Dossier de présentation (format PDF - 145 ko)->télécharger
- site internet de l’association



Cotonou, Bénin - le 7 octobre 2004.





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