Franchir... les portes


- As-salam`alay koum !! Devant cet élégant bonhomme qui faisait office de douanier au poste frontière de Beni-Enzar, je me suis appliqué tant que je pouvais pour répéter le « bonjour » que je venais de lire dans le guide sur le Maroc. Apparemment, je m’étais pas trop mal débrouillé puisqu’il a répondu.

- Alay koum salam !!

- Euh ! Vous parlez français ?

- Oui ! Mais depuis quelques mètres vous êtes au Maroc. Et ici, on parle arabe.

Effectivement, on nous avait prévenu qu’ils pouvaient être susceptibles, d’où le « As-salam`alaykoum » d’entrée. Mais apparemment ça n’avait pas suffit. Je tentais ma chance avec trois autres traductions piquées au guide.


- Ana tantlab visa siyahiya ! [je - une demande - visa - tourisme]

Il m’a regardé me dépatouiller tant que je pouvais avec mes bribes de mots et a dû considérer que c’était un effort suffisant.


- Bon ! Vos passeports !

Son français était parfait, avec un très léger accent maghrébin. Derrière sa moustache taillée parfaitement et ses yeux noirs, il a bien étudié nos visages et les photos sur les passeports pendant une grosse minute. Pourtant, on avait fait en sorte de mettre à jour tous nos papiers avant de partir.


- Monsieur Wallet. C’est ça ? Léopold.

- Oui, c’est ça.

- Et que venez-vous faire au Maroc monsieur Wallet.

- Du tourisme pour quelques jours. En fait, on traverse le Maroc...

- Et vous allez où ? Rabat puis Nouâdhibou. C’est bien ça ? Et c’est où Nouâdhibou ?

Je sais pas pourquoi, mais ça a dû l’énerver de pas savoir où était Nouâdhibou. Ca s’est vu dans ces yeux. A mon tour, je commençais à me demander si j’avais pas confondu avec une ville mauritanienne et si j’avais bien fait de l’inscrire sur le papier intitulé « Carte d’embarquement » qu’on nous avez donné à remplir.


- Je crois que c’est à la frontière avec la Mauritanie...

- Vous croyez, monsieur Wallet, ou vous êtes sûr ?

- Euh ! En fait je sais plus trop ! Je me suis peut-être trompé avec une ville mauritanienne.

Il s’est retourné vers deux autres douaniers, en uniforme ceux-là. Ils se sont parlés quelques instants. Ils ont montré la voiture.

- Et vous voyagez avec ce Monsieur. Monsieur Solat, c’est ça ? Félipé Solat. Vous avez des drôles de noms pour des français.

On m’avait déjà dit ça à plusieurs reprises, à l’école notamment. Mais là, forcément, quand un douanier vous dit que vous avez un drôle de nom français, vous commencer à penser qu’il pense que vous avez magouillé quelque chose avec votre passeport. Je sais pas pourquoi, mais ça vient tout seul.


- Et on me dit que ça, c’est votre véhicule ?

Il a montré Marguerite en faisant un signe du menton dans sa direction.


- Vous ne m’aviez pas dit que vous voyagiez en voiture...

Il a patienté deux secondes comme pour donner plus de poids à ce qu’il venait de dire.


- Alors, messieurs Wallet et Solat, est-ce que vous avez quelque chose à déclarer ? Pas d’armes à feu, pas de produits illicites interdits ici au Maroc ? Pas de contrebande ?

Vite fait, j’ai reparcouru l’inventaire de ce que l’on avait dans les coffres de Marguerite et en même temps j’essayais de me rappeler ce que j’avais lu dans le guide sur les produits interdits. On avait lu tellement de trucs. Je me souvenais vaguement que certains pays musulmans interdisaient l’importation de devises étrangères. D’autres l’importation d’alcool. D’autres encore des revues à caractère pornographique. Mais c’était lesquels bordel !!! Il nous restait quelques bouteilles dans la voiture, du vin, un peu de calvados et un peu de cognac. On avait aussi des médicaments en tout genre et puis des seringues. Et puis, il pouvait très bien y avoir dans un coin un magazine quelconque avec un bout de sein qui traîne. On avait fait gaffe à tout ça, mais bon, là, devant le douanier, je pouvais pas m’empêcher de penser qu’on avait quelque chose à se reprocher.

Du haut de ma casquette, je le regardais s’impatienter. Ca n’a pas duré très long, mais comme tous les douaniers, il était pressé. Il a bien vu que je commençais à douter. Alors pour lui faire comprendre qu’on avait rien à se reprocher, et même si j’étais pas sûr de mon coup, j’ai dit avec toute la solennité qu’il faut dans ce genre d’occasion :


- Non ! Rien à déclarer...

Sans me laisser finir ma phrase, il a dit aussitôt :


- On va jeter un oeil à votre véhicule. Je garde les passeports. Vous pouvez accompagner ce monsieur, c’est avec lui que vous allez voir ça maintenant.

On est sorti du kiosque et on a attendu sur le parking à côté de Marguerite. Ca a pris un peu de temps, et puis finalement, il a du se rappeler qu’on existait parce qu’il a pointé son nez. Il était beaucoup plus jeune, à peu près mon âge et il était habillé en costume civil. Il nous a parlé directement en arabe.


- Ecoutez, je suis désolé je vais pas pouvoir vous comprendre, je ne comprends pas l’arabe.

- Ouvrez la voiture s’il vous plaît !!

En même temps, il a appelé trois autres douaniers qui contrôlaient les voitures marocaines qui revenaient d’Espagne.

On s’est exécuté. On a ouvert la voiture et on a commencé à tout déballer sur le parking. Histoire de montrer qu’on était coopératif. Et ils ont commencé à fouiller. Tout y est passé, il a fallu tout vider. Ils ont épluché les bouquins, sonder les parois du Land pour voir s’il n’y avait pas de faux planchers, vider les caisses. Et puis tout en fouillant la voiture à la recherche de quelque chose qu’ils ne trouveraient jamais, ils nous interrogeaient sur notre voyage, le trajet, les objectifs, notre situation professionnelle.


- On est sans emploi tous les deux...

- Sans emploi ?

- Oui, on a arrêté de travailler tous les deux pour monter ce projet. On part pour deux ans...

- Vous n’avez plus de travail ? Vous savez, nous les chômeurs, on les exporte !

- Enfin, notre travail maintenant c’est ce projet. On a créé un site internet et on doit le mettre à jour régulièrement en y mettant des reportages sur les gens qu’on va croiser sur notre route.

- Vous êtes des journalistes alors ? Vous avez des caméras ? Des appareils radio ?

- On a une caméra et un ordinateur portable.

- On peut les voir ?

Ils ont regardé la caméra dans tous les sens, ils en ont profité pour faire la même chose avec les appareils photos, ils ont relevé les numéros de série de l’ordinateur et sont repartis avec pour téléphoner à je ne sais qui.

Et puis ils nous ont plantés là, et on a attendu... encore... tout était sorti sur le parking en terre battue... et il commençait à faire gris. On nous avait dit aussi que les rythmes étaient différents. Je commençais à m’en rendre compte. Félipé avait sorti sa guitare et nous faisait étalage de ces capacités d’improvisation.

- « J’attendrais le jour et la nuit, j’attendrais toujours ton retour » !





- As-salam`alay koum !!

J’étais assis sur une caisse à l’extérieur quand j’ai entendu cette jolie voix derrière moi. Félipé était dans la voiture, il devait dormir. Je ne sais pas combien de temps on avait attendu mais il faisait presque nuit. Le calme était tombé sur le poste de Beni-Enzar. Je ne voyais personne à part nous et Marguerite.


- Alay koum salam !!

Je me surprenais à dire ce petit bonjour avec une extrême élégance et une prononciation parfaite.


- D’après la photo, vous êtes Wallet Léopold. Et votre ami, là dans la voiture, c’est certainement Solat Félipé. On m’a dit que vous voyagez avec cette voiture.

- Oui ! C’est toujours le cas. Nous voulons traverser le Maroc pour nous rendre en Mauritanie. Nous entamons un tour du monde.

- C’est un beau projet, ça, monsieur Wallet. Je viens juste de prendre mon service, service de nuit et de prendre connaissance de votre demande de visa.

Je le croyais pas, les autres s’étaient tirés en nous laissant en plan.


- Euh ! Vous voulez qu’on ressorte les caisses ?

- Non, monsieur Wallet, ça ne sera pas utile. Je pense bien avoir cerné votre démarche. Néanmoins, j’aimerais m’entretenir avec vous quelques instants. Voulez-vous me suivre ?

- Seul ?

- Oui, bien sûr, seul ! C’est juste pour vous remettre vos passeports. Vous pouvez laisser monsieur... Solat... dormir tranquille. Il doit être épuisé après cette journée harassante.

Il a sourit et je me suis mis à la suivre. Il était plus grand que moi et avait cette démarche magnifique que possède certains, haute, tout en amplitude, grâce et sensualité. Démarche d’autant plus belle quand elle est portée par un homme. C’était la démarche de mes rêves. Je suis re-rentré dans le poste frontière que je connaissais bien et il m’a invité à pénétrer dans son bureau. Celui-là, je ne le connaissais pas.

J’ai tout de suite remarqué le poster sur le mur, genre de dessin que les camelots vendent sur le marchés. Ce devait être un truc pour les nostalgiques de la période hippie : on y voyait un guitariste aux cheveux longs, marchant seul sur une route, toute droite, vers un horizon illuminé d’un soleil magnifique ; il n’avait rien sur lui à part un tapis de sol sur lequel on voyait très clairement dessiné la fleur de canabis et un léger sac en cuir paré d’une écharpe blanche comme celle qui m’avait été offerte avant de partir et qui ne me quittait jamais. Sur son bureau, à côté du portrait de sa femme et de ses quatre enfants, je crois qu’il y avait une photo de Jimmy Hendrix, mais je ne suis pas sûr, je ne voyais pas bien. Le reste du bureau était ordinaire. Un bureau froid pour un boulot pas beaucoup plus chaud.


- Vous voulez du thé ?

- Oui ! Je veux bien ! Je crois que j’ai pris un peu froid à pas bouger de la journée.

- Mohammed ! Prépare-nous du thé à la menthe !

Mohammed, c’était celui qui gardait la porte du poste. Apparemment il ne faisait que ça, et du thé à la menthe.


- Vous savez, moi aussi, quand j’étais plus jeune j’ai un peu voyagé. Enfin, au Maroc. Ici, il a toujours été difficile de voyager vers l’étranger. J’avais l’habitude de me rendre sur la plage de Taghazout, entre Agadir et Essaouira. C’était une plage qui accueillait les hippies du Maghreb et de ce côté de l’Afrique. Jimmy est même venu nous rendre visite une année. On voyageait dans en rêve. Vous avez des rêves monsieur Wallet ?

- Euh ! Oui, je crois !

- Parce que nous, à cette époque, on en avait des rêves ! C’était dans les années 70. On se regroupait sur cette plage et on rêvait ensemble. On voulait l’égalité pour tous. Blancs, noirs, hommes, femmes. On rêvait la liberté, la non-violence, l’amour libre et sans tabous.

Je voyais bien que ces yeux clairs de berbère scintillaient malgré la maigre lumière que nous assurait le poussiéreux néon accroché au plafond. Il a ouvert un tiroir de son bureau et il a sorti du papier à rouler. Il a fouillé dans sa poche de costume militaire et il a posé sur la table un petit sachet avec de l’herbe.


- Vous fumez monsieur Wallet ? C’est de la marocaine !

Devant un douanier qu’est ce qu’on dit dans un cas comme ça ?


- Euh ! Non !


- Hé bien moi, je fume tous les jours depuis cette époque. C’est tout ce qui me reste de ces moments d’effervescence. Ca et ma guitare. Vous voyez ce poster. Je crois que c’est ça la vie. Etre perpétuellement en route, en chemin vers la lumière, vers un ailleurs, un meilleur. Créer sa route. Etre libre. Etre en paix. A l’intérieur. Mais je vous ennuie monsieur Wallet, je le vois bien.

Il venait de tirer une grosse bouffée de son énorme joint et non !!! ce douanier ne m’embêtait pas, mais je ne comprenais pas vraiment où il voulait en venir alors ça m’inquiétait et j’étais pas franchement détendu.


- C’est votre guitare ?

Je venais seulement de m’apercevoir qu’il y avait une guitare dans le coin et c’était le seul truc que je trouvais à dire pour répondre à sa question sans paraître trop effronté.


- Non, ce n’est pas ma guitare, c’est celle de Joan Bez. Je l’ai récupérée après son passage avec Jimmy sur la plage de Targhazout. On avait un peu sympathisé un soir où on avait bien fumé, alors elle m’avait offert sa guitare. Je m’en souviens très bien monsieur Wallet, elle paraissait toute fluette dans ces vêtements trop grands pour elle, mais qu’est ce qu’elle était belle !

Ce mec laissait une guitare de Joan Bez dans ce bureau merdique !


- Vous voulez que je vous chante quelque chose monsieur Wallet ? Un petit Jimmy ? Un petit Dylan ? Vous connaissez Bob Dylan ? Allez ! C’est parti pour un Dylan !

Il a sorti la guitare. Elle brillait de partout. Elle ressemblait à une étoile amoureusement coincée entre les bras de ce douanier qui semblait en prendre soin comme si il s’agissait d’un nouveau-né. C’était franchement un drôle de tableau qui était en train de se dessiner sous mes yeux : un douanier, fort sympathique ma foi, debout le pied sur la chaise de son bureau, s’appliquait à interpréter rien que pour moi le fameux « blowing in the wind » du roi Dylan. Il tenait dans ses bras une guitare étoilée offerte par Joan Bez un soir de partage sur une plage entre Essaouira et Agadir et il tirait autant qu’il le pouvait sur l’énorme joint qu’il s’était roulé au moins vingt minutes plus tôt et qui ne désenflait pas. Bien au contraire j’avais l’impression qu’il grossissait. Le tout se faisait sur un fond de mur où un jeune homme marchait vers la lumière.

Il a donné le « la » et a commencé à nous gratifier de ses talents de musicien hippie reconverti en doaunier. Hé ! oui, ca arrive !


- « How many roads must a man walk down, before you call him a man » »

C’est au même moment que Mohammed a décidé de ramener le thé. Il n’a pas semblé perturbé outre mesure du spectacle gratuit que lui offrait son patron dans son bureau. Il a servit le thé, délicatement, comme toujours et comme tous les marocains qui savent boire le thé, puis il a commencé à taper dans ces mains et chantonner lui aussi les paroles de Dylan.


- J’adore cette chanson, c’est même ma chanson préférée !

Vu comment il commençait à transpirer et à danser dans tous les sens, c’est clair que cette musique devait avoir une espèce de pouvoir vaudou sur lui. Il dansait, il transpirait, il était presque en transe.


- Vous aimez monsieur Wallet ?

Le douanier-hippie entamait son troisième couplet imperturbable, certes, mais transpirant lui aussi. D’ailleurs, par je ne sais quel tour de passe-passe, il venait de retirer sa chemise et s’était passé un grand foulard dans les cheveux.


- « Yes, ’n’ how many deaths will it take till he knows, That too many people have died ? »


- Tu aimes Léo ? C’est pas chouette le Maroc ? Regardes tous ces gens chaleureux qui nous accueille les bras ouverts ?

Félipé s’était finalement réveillé, et il me criait dessus entre deux morceaux d’harmonica, emporté certainement spécialement pour l’occasion et pour accompagner Dylan junior qui n’en finissait pas avec ces quatre couplets.


- « The answer, my friend, is blowin’ in the wind, The answer is blowin’ in the wind ».


- Allez Léo ! Bouge toi ! Reste pas assis sur ta chaise !

J’avais franchement pas envie de me joindre à cette danse improvisée avec Mohammed...


- Allez réveille-toi Léo ! C’est le moment où jamais...

- Quoi c’est le moment où jamais ?

- Ouais c’est le moment ou jamais ! Lève-toi !

- Quoi ? Qu’est ce que tu racontes ?

- Ouais, on doit y aller...

Les mots de Félipé ont disparu dans la guitare du Bob Dylan. Mohammed aussi, le poster, le joint. Tout y est entré, même la guitare. Sauf Félipé qui, lui ne bougeait pas. Il ne criait pas, il tenait juste sa guitare debout le long de sa jambe et il me regardait. A côté de lui le jeune douanier du matin posait son regard de douanier toujours pressé sur moi. Il m’a tendu mon passeport sans me sourire.


- Trik salama ! [Bon voyage]




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