Cinq idées suspendues aux étoiles

La nuit tombée dans le Taklamakam, je me demandais comment réussir à trouver le sommeil. 120 km, route en bon état, longue, tracée au cordeau. Le froid rentrait par tous les bouts. Il était arrivé comme un rideau épais qui clôture le spectacle. Tout d’un coup, piquant, envahissant, aride comme le désert.



Il était poussé par une légère brise nord-est qui

l’emmenait reprendre son souffle sur les premiers contre-forts du Tibet à une trentaine de bornes au sud. Dans le désert, quand le soleil et la lumière ont fini leur besogne, c’est la nuit et les étoiles qui prennent rapidement la main. Il n’y a rien pour les en empêcher. Pas d’arbres, pas une toiture, juste un léger relief pour se protéger du vent, surtout un primus et un duvet d’oie pour garder sa chaleur. L’intérêt n’est pas de lutter sans cesse contre le froid mais plutôt de se laisser saisir en résistant un peu, et même pourquoi pas, de s’y abandonner. Idem pour tout ce qui vous arrive en voyage. Si, par bonheur, toutes les conditions intérieures s’y prêtent, le sensation de se faire accaparer se convertit en quelque chose qui nous permet de mieux cohabiter, de sentir une sorte d’accord et d’ivresse avec ce qui nous entoure. Et d’en être joyeux. Après une journée de route usante, l’âme pleine de rencontres et de lieux sauvages, on se sent joyeux. Vraiment. Comme si on avait conquis, construit, traversé quelque chose qui au bout du compte nous dépasse parce que c’est vaste, impressionnant, endurant, exigeant. Il y a parfois des morceaux de vie dans une journée de voyage. On regarde le chemin parcouru, on voit ce qui reste à faire puis on repart par instinct, par nécessité ou par projet.



Les habitants du désert, les gens braves, les paysans, ceux qui se partagent un peu de misère et de rareté détiennent cette attitude qui a grandi à force de se frotter à des choses qui les dépassent et les usent. Plus que de l’humilité ou du retrait, c’est pouvoir éprouver de la joie avec peu de choses, sourire d’un rien, offrir une nuitée, un repas, dévaler la pente à trois sur un vélo, faire galoper son cheval à brides rabattues, tant pis si ça casse, chaque chose s’use à sa façon. Changer la rareté en abondance. Les camions, motos, vélos, casseroles, lampes à huile sont précieux et limés jusqu’à la moelle à force de passer de main en main. Ils ont une existence dure, mais intense et joyeuse. J’aime cette idée. Non pas qu’il faille endurer pour ensuite pouvoir se réjouir, mais plutôt que l’usage de quelque chose en fixe la valeur. C’est un autre tour de magie du voyage : modifier l’ordre des valeurs et l’usage des choses. Prenons la nuit et le désert par exemple. Soyons passager, habitant du désert, emmitouflé dans une couvertures, les yeux braqués sur les étoiles.


C’était le tableau d’hier soir. Le croissant de lune flottait au-dessus de l’horizon tibétain. La voie lactée

s’étirait du sud-ouest au nord-est et la grande ourse - je la guette presque à chaque fois dans mes nuits vagabondes, posait sa casserole sur le lointain lisse et aride du Taklamakan. La lune s’était retirée en moins une heure sous l’horizon. Ne restaient plus que les millions d’étoiles. Dans ce décor aussi simple, du sable fin, des cimes, des camions qui passent de temps en temps à une centaine de mètres de là, on ne voyait plus que les étoiles. C’est juste ce qu’elles attendaient : accrocher les yeux fugitifs, se regarder elles-aussi briller dans les yeux des assoupis qui ont vue sur ce grand plafond illuminé. De temps à autres, une étoile filante perçait. Plusieurs fois, elles avaient foncé plein phare vers les massifs du Tibet. Nous aussi, nous nous étions alignés en direction de ce monde d’en haut pour suivre ses lueurs nocturnes, ses crêtes, ses versants, ses vallées. Parmi les lumières, celle des camions et des bus glissaient lentement derrière nous, disparaissaient puis réapparaissaient après une butte sableuse. Tout était lent et suspendu. Des tableaux comme ceux là et ce qu’ils nous laissent sont trop rares pour les envoyer dans l’oubli. On voudrait les graver dans le sable ou dans les étoiles. Le sable était trop froid, je choisissais les étoiles. Les plus brillantes.


C’est ce chinois, la cinquantaine, tout ébouriffé de ses 20 km parcourus avec son vélo-cariole que j’accroche à la

première étoile. Shong Wei, croisé à 60 km de Hotan avait l’air tellement content de croiser un vélo dans l’autre sens et qui plus est un étranger, qu’il m’a secoué comme un pommier. Pris mes deux mains, son regard plongé dans le mien, prononcé une dizaine de mots puis ouvert les bras et m’a ligoté comme on le fait pour les grandes retrouvailles. Il se tortillait de la tête aux orteils. En lui offrant de l’eau, il m’a remercié en s’inclinant tout entier. Nous avons répété cela trois fois puis tsy tsien, au revoir. Je voudrais essayer de saluer et de remercier quelqu’un exactement à sa façon.



Deuxième idée. L’état nomade et ses remous. Quand on y

regarde bien, tout est chamboulé : le temps vécu, le temps à vivre, ce qui nous lie aux choses, à la nature, aux êtres, à soi, sa propre gouverne, ses valeurs, ses repères, ses satisfactions. Comment résumer en trois lignes ? J’ai juste envie de retenir une seule chose, l’idée qu’en voyage, le vide nous sert à faire du plein. Si le vide en voyage, c’est l’absence de temps planifié, de biens matériels, de repères, d’habitudes, de certaines connaissances et de reconnaissances, alors ce vide devient flânerie, méditation, temps choisi, création, contemplation, usage modéré et personnalisé des choses, perte et doute parfois, idées nouvelles, rêverie, discussions improvisées, élans vers les autres. Et il devient plein, source d’intensité et d’abondance de relations, de connaissances. A partir du moment où ce temps est choisi. Il y a dans le voyage, l’appel du vide et l’appel du plein. L’itinérance prépare ce genre de cocktail, où il y a d’un côté un saut dans le vide, des choses qu’on jette, qu’on garde, et de l’autre la promesse de quelque chose qui sera central à soi, amalgame de passé, de futur, d’idées, de rêves, de pulsions, d’intuition. D’autres appellent ça, se fuir et se trouver, se fuir pour se trouver, ça y ressemble un peu. Etre nomade amène à modifier et convertir profondément son usage de la vie et ses propres valeurs. Je promets qu’un jour, j’essaierai de l’expliquer un peu mieux.



Troisième idée. La manière de connaître. Etonnant de voir que finalement c’est plus la façon dont on apprend quelque chose qui l’emporte sur ce que l’on retient. J’y mets mon penchant personnel bien sûr, mais je crois que notre façon de connaître se met à l’envers des habitudes. Des savoirs formattés, empiriques, isolés, on passe à la primauté du sens, de l’intuition, du partage, de la relation à l’autre sur la construction d’un savoir. Réappropriation par soi-même aussi. Choisir une route avec les conseils d’un gars du coin, la parcourir par ses propres moyens, à vélo, à pieds, connaître une culture et une société passe beaucoup moins par les bouquins et internet que par le contact avec les gens, idem pour apprendre deux ou trois mots d’une langue. Le fait de changer de culture incite à relativiser, repenser, reconstruire ce que l’on sait et être apprenant en permanence. On arrive par ce biais à se nouer d’autant plus avec les habitants. Au bout du compte, on a l’impression d’être neuf, recréé dans un monde recréé, renouvelé. On se sent étudiant, rajeunit, désactivé (ou vidé) d’un certain côté, suractivé, dopé, rempli de l’autre. Comme si la connaissance naissait de ce que le monde nous donnait.




La quatrième ficelle suspendue aux étoiles, à celle là-bas qui brille comme un soleil dans la couleur laiteuse de la voie lactée, c’est le goût de la terre. Je ne sais pas si c’est cela qu’éprouvent les jardiniers et les agriculteurs, mais c’est devenu un plaisir, puis un besoin, de cotoyer la terre, la poussière, l’eau, le vent, la pluie, la brousse, le macadam. Est-ce le fait de vivre avec chaque jour ? Sans doute. C’est beau de voir tomber les feuilles des peupliers pendant l’automne, beau de voir les gamins se rouler par terre comme des poissons dans la farine, beau de sentir le mouton après une nuit sous une couverture d’une chaumière des montagnes, beau de boire l’eau de cette fontaine, de voir ces dunes posées comme des meringues sur une tarte au citron, d’avoir des coups de soleil sur la peau. Je rêve d’une maison bâtie en terre séchée au soleil avec des peaux de moutons comme couverture.


La cinquième idée, la plus brillante, c’est que ce soir, tout le XinJiang s’endort dans une nuit désertique et majestueuse.





- NB : à propos du voyage, du nomadisme et même de "l’autonomadie", visitez les travaux passionnants de Déroutes et détours du Centre de recherche sur le voyage et d’Homnisphères.








Qemio - XinJiang - Chine, le 14 novembre 2005.










Mots-clés

Aire géo-culturelle: Chine
Catégorie d’acteur: Voyageur
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