Croire...

Marguerite avait le coeur ouvert. De chaque côté du compartiment moteur, juchés sur un bloc moteur usagé ou grimpés sur des vieux pneus empilés en guise de tabourets, une quinzaine de gosses, tous apprentis, constataient comme nous et le chef mécanicien l’ampleur des dégâts.

Le silence était quasi-religieux et la lumière était noire. Seules quelques malheureuses torches aux batteries vieillies par les heures de mécanique nocturne parcouraient en se croisant les entrailles de notre roulotte à la recherche de la cause de notre chagrin.



... en la science

Titao - Burkina. C’est sur le coup de midi, devant le poste de police de la sortie de la ville, qu’on s’est rendu compte que quelque chose ne tournait pas rond. Depuis quelques kilomètres, on entendait un léger soufflement de type fuite d’échappement et une désagréable odeur d’huile brûlée commençait à circuler dans la voiture. Quand on a ouvert le capot, le moteur tournait encore et effectivement quelque chose devait fonctionner de travers : de la fumée d’échappement, avec le rythme régulier de la musique du train à vapeur d’ « Il était un fois dans l’ouest », sortait par le bouchon de remplissage d’huile, situé sur le dessus du cache-culbuteurs, ce qui, tout le monde en convenait, ne semblait pas normal du tout. Le rapide diagnostic que nous fûmes en mesure de transmettre par téléphone au garage après la dépose du cache-culbuteurs était sans appel : le problème se situait au niveau d’un culbuteur ou d’une soupapes. Les niveaux d’eau et d’huile n’avaient pas bougé, ce qui laissait supposer que le joint de culasse n’avait peut-être pas souffert.

Sans avoir vu le moteur et depuis l’atelier, le remède proposé par notre interlocuteur fut à son tour sans appel, aux grands maux les grands remèdes : déculassage. « Y faut rrregarrrdé dans le moteurrr », annonca-t-il. Puis d’ajouter, « On va venirrr vous cherrrcher avec la voiturrre. On serrra là-bas dans une heurrre comme ça !!. » C’est bien plus tard qu’on comprendra que le « comme ça !! » burkinabè qu’on ajoute facilement à la fin d’une phrase peut se traduire par un « en gros à peu près », un joli pléonasme euphémique qui indique qu’« on peut pas savoirrr quand est-ce que on va se mettrrre en rrroute parrrce que la dépanneuse est sorrrtie fairrre une courrrse et on peut pas dirrre combien de temps. »

Trois heures plus tard comme ça !! - minimum ! - la dépanneuse est arrivée : une belle 404 de première génération dont le moteur avait du être refait plus d’une dizaine de fois et qui semblait facilement compter des millions de kilomètres de routes européennes et de pistes africaines au compteur - qui ne marchait plus depuis longtemps d’ailleurs. Néanmoins, la voiture-sans âge avait la lourde tâche de servir d’ambulance à Marguerite sur la quarantaine de kilomètres de piste qui nous séparait du centre de soins mécaniques. Il était 18h00 comme ça !! - désolé !, dans le mouvement j’en avais oublié de regarder ma montre - quand le convoi s’est mis en route et on pouvait facilement deviner qu’une partie de la nuit serait consacrée à mécaniquer Marguerite.

C’est bien au-delà des 20h00 comme ça !! - en tout cas il faisait nuit noire - que le convoi a débarqué à Ouahigouya sans aucun problème. C’était une urgence et bien qu’il soit déjà très tard comme ça !! - j’en suis sûr, mon ventre criait famine - l’ensemble du personnel de l’hôpital, apprentis-stagiaires en tête, était encore en poste pour diagnostiquer au plus vite le mal dont souffrait notre monture et prodiguer les soins nécessaires à sa survie dans la foulée.

En tout et pour tout, le déculassage a dû prendre maximum une trentaine de minutes comme ça !! - bon, c’est un peu exagéré mais ils étaient tous vraiment dévoués alors on leur doit bien une bonne publicité. Pour la première fois depuis sa transplantation en novembre dernier, le coeur de Marguerite était à l’air libre. On nous avait assuré qu’avec un nouveau coeur notre courageuse monture n’aurait à subir aucune opération de grande envergure sur toute la durée du voyage. Et voilà qu’après avoir parcouru à peine le quart des 100 000 kms prévus, c’était déjà une opération à coeur ouvert, dans un hôpital de campagne, dans l’urgence, et sans la présence du chirurgien-transplanteur, qu’il lui fallait subir. D’où, quelques petites inquiétudes.

La torche que tenait Saidou, le chef - mécanicien, s’est arrêté longuement sur le poussoir n°3. Il s’est penché un peu plus vers l’avant, histoire de sonder les profondeurs du bloc moteur à travers le logement du poussoir qu’il venait de retirer. Il s’est retourné et a éclairé la culasse de Marguerite qui gisait à même le sol en terre battue. Il a maintenu la lumière sur la soupape d’échappement du cylindre n°2. Il s’est retourné à nouveau pour orienter la lumière sur le joint de culasse qui était dans les mains d’un des apprentis. Il a ensuite mis la lumière sur le poussoir qu’il tenait dans sa main gauche et l’a longuement contemplé.


Le silence avait dépassé le stade du quasi-religieux pour devenir funèbre. Saidou parlait un français parfait, avec un tout petit accent. Et surtout, il était très poli. Incontestablement ce n’était pas Saidou que nous avions eu au téléphone, mais certainement un des nombreux apprentis en train de lorgner dans les entrailles de Marguerite. En parfait scientifique de la mécanique et en bon médecin, il a entreprit les explications qui servent à rassurer le patient et la famille :



- Vous voyez Monsieur, le joint a lâché, ici et ici...

Il a indiqué deux endroits plus fins sur le joint de culasse où on apercevait de la calamine. Le métal du joint semblait avoir brûlé.


- ...ça a grippé une soupape...

Il s’est retourné, et avec lui tous les apprentis et toutes les torches, pour pointer la lumière sur la culasse et la soupape qui présentait de la calamine plus que les autres.


- ... et peut-être qu’à cause du mauvais fonctionnement de la soupape, le poussoir a cassé...

Il nous a montré le poussoir, à son tour sous les projecteurs. Il manquait effectivement un morceau sur la partie supérieure.


- ... voilà !!. Ce n’est pas grave. Il faudra simplement changer le joint, changer le poussoir défectueux et refaire un rodage des soupapes.

Ca paraissait facile, alors j’ai dit :


- C’est tout ?


- Presque, avoua-t-il avec cette réserve effrayante (parce qu’on ne sait pas ce qu’elle veut dire) que prennent depuis la nuit des temps les garagistes du monde entier. Avant ça, il va falloir retrouver le morceau de poussoir qui est tombé dans le bloc au niveau de l’arbre à cames, et peut-être que ça va prendre un peu de temps. Enfin, en tous cas, vous avez bien fait de vous arrêtez aussitôt. Le joint était défectueux et vous auriez pu mélanger l’eau avec l’huile et « faire un joint », comme on dit. Ca aurait été beaucoup plus grave.

On avait surtout du bol que ce soit arrivé là où c’était arrivé.



... au destin

Bandiagara - Mali. LA capitale du pays Dogon. C’est une étape obligée pour ceux qui choisissent de passer quelques jours sur le plateau le plus connu d’Afrique de l’ouest. Au départ, on était vraiment sceptique. Les rares fois où on avait été tenté de faire escale sur une terre fréquentée des touristes de partout, à chaque fois on avait été déçu par l’accueil uniquement intéressé de la population et l’absence de relations sincères entre « êtres humains de bouts du monde opposés » qui pourtant ont tellement à se dire, raconter, partager.

On est donc passé par Bandiagara. Et au-delà des quelques désagréments dûs à l’incessant ballet des guides et pseudo-guides autour de la voiture, c’est bien au milieu d’une des plus belles régions de l’Afrique de l’ouest que nous nous sommes retrouvés.

En sortant de Bandiagara, nous avons décidé de rejoindre une piste peu fréquentée (surtout pendant la saison humide), pour atteindre la ville de Douentza au nord, sur l’axe Mopti - Gao, et longer le pied de la falaise du même nom.

Le plateau Dogon, c’est une immense plate-forme de granit et de calcaire qui grimpe progressivement depuis Mopti jusqu’à se casser par une falaise de plus de deux cents mètres de haut et de quatre vingt kilomètres de long orientée sud-ouest / nord-est. A partir de là, s’ouvre une plaine de sable qui s’étend à perte de vue, aux couleurs oranges-ocres, plantée et cultivée par endroits (elle bénéficie des eaux de ruissellement de la falaise). Sur la falaise, les villages dogons s’accrochent comme ils le peuvent aux parois rocheuses tandis que dans la plaine ils s’éparpillent en petits hameaux de quelques maisons intercalés entre des villages plus gros, des « bourgs » qui accueillent les marchés à tour de rôle : Dourou, Koporokénité-Na, Madougou, Diankabou, Bamba, Douma.

Pour tous ces villages, les marchés sont des jours de fête. La grande place centrale s’habille d’échoppes et d’étalages de toutes sortes et de toutes tailles, tous plus colorés les unes que les autres. On y vend à peu près tout, depuis les arachides jusqu’aux bestiaux en passant par les tissus, les bassines ou les moustiquaires. Pour s’y rendre, on n’hésite pas à faire plusieurs dizaines de kilomètres, à pieds, en vélo, à dos d’ânes ou en charrette. On vient y faire des affaires bien sûr, mais on vient surtout causer, prendre des nouvelles des uns et des autres, de la famille, des enfants, des affaires, des cultures, du bétail...

Il y avait environ trois cent kilomètres de piste à parcourir pour rejoindre Douentza. On a fait ça en trois jours. Le premier soir, c’est le haut de la falaise qui nous a accueillis pour la nuit. Nous nous sommes abrités derrière des rochers tous plus gros les uns que les autres et devant la plaine qu’on dominait et qui changeait de couleur au fur et à mesure que le soleil descendait pour atteindre l’autre côté de la terre. Ensuite, les étoiles ont pris possession du ciel par milliers. La soirée était presque fraîche. On a allumé un feu, non pas parce qu’il faisait un peu frais (soyons sérieux !), mais juste histoire de se laisser bercer par la danse des flammes avant d’aller retrouver Marguerite. Félipé a sorti la guitare et les airs de Brassens, Vian, Renaud... sont venus remplir le silence en douceur.




Le lendemain, comme chaque jour, c’est avec les premières lueurs du jour que nous nous sommes levés. Et si le coucher de soleil nous avait enchantés, le lever était d’autant plus extraordinaire qu’il accompagnait des « caravanes » de femmes vers le marché du village voisin. Depuis l’autre côté d’une faille peu profonde du plateau, elles cheminaient et discutaient à en perdre haleine, riant à pleines dents. Nous les observions depuis une hauteur, admirant encore une fois l’équilibre dont elles savaient faire preuve pour marcher sur ces sols escarpés et tranchant, pieds nus la plupart du temps, la tête supportant bassines et calebasses remplies des trésors des villages environnants. Certaines d’entre elles étaient enceintes ou portaient des enfants dans le dos, qui bercés par la douceur des démarches des femmes africaines, profitaient du voyage pour terminer leur nuit.

La piste s’est d’abord éloignée de la falaise, ce qui a eu pour effet de passer d’un sol caillouteux à un sol sableux. Ca n’avait aucune espèce d’importance : Marguerite avait profité, comme nous, d’une nuit de fraîcheur salvatrice, et elle avalait les kilomètres de sable sans broncher.

Dans la plaine, autour des villages de quelques habitations répartis ça et là non loin de la piste, les champs s’étalaient, parfois à plus de deux ou trois kilomètres des habitations. Dans ces régions limitrophes du grand Sahel, la pluie ne tombe qu’une fois par an, de juin à septembre. Trois mois vitaux qui doivent assurer le minimum alimentaire de l’année. Dès les premiers rayons, on creuse, on retourne, on prépare, à la binette ou pour les plus équipés à la houe, les sillons qui recevront les semences de mil. Tout doit être prêt pour accueillir la pluie, il ne s’agit pas de rater ce don de Dieu tant attendu, on ne sait jamais si la pluie reviendra. On a connu des années sans eau, ancrées à jamais dans la mémoire collective et les histoires que les anciens racontent à la veillée.




C’est non loin d’un de ces villages, que nous passerons la nuit suivante. La pluie restera menaçante depuis le coucher jusqu’au lever. Le vent même, souvent annonciateur de l’orage, soufflera pendant une bonne partie de la nuit. Tonnerre et éclairs perturberont notre sommeil, mais rien, pas même une petite pluie. Dieu aura choisi les villages voisins, cette fois-ci. Pluie ou pas, dès 6h00, hommes, femmes, enfants reprennent les chemins de champs, la binette sur l’épaule, le repas du midi sur la tête, les nouveaux-nés ficelés avec un grand pagne au dos de leur maman. Ainsi va la volonté du Tout-Puissant. Peut-être ce soir. Inch’allah.

Ensuite, les plaines arides prennent progressivement possession du paysage. Nous remontons vers le nord et la végétation se fait de plus en plus éparse, les villages de cases en banco des sédentaires dogons, laissant place aux huttes nomades des éleveurs peuls. Très rarement, nous arrivons à apercevoir le ou les berger(s) de ces immenses troupeaux de boeufs qui font la renommée et la fierté des peuls. Bergers de naissance, ils sont habitués depuis leurs premiers pas au silence et à l’immensité du désert, à la solitude des longues marches aux côtés des troupeaux. Leurs routes ne croisent que très rarement la route des autres voyageurs.

Nous sommes sortis de la piste pour rejoindre l’axe Mopti - Gao et atteindre le village de Boni. Marguerite n’avait pas souffert outre mesure, c’est ce qui nous incités à nous engager sur une nouvelle piste pour passer au Burkina : « la piste aux éléphants », direction plein sud vers le tout petit poste frontière de Diguèl.


La réserve du Gourma, légèrement plus au nord, abrite la colonie d’éléphants la plus importante d’Afrique de l’ouest. A partir de juin, ils quittent la réserve et migrent vers le Burkina jusqu’au mois d’octobre : direction plein sud donc comme nous. Malheureusement pour nous, comme les lions du Niokolo-Koba, les éléphants du Gourma ne croiseront pas notre route. Dommage, une autre fois peu-être.

« La piste aux éléphants » était particulièrement difficile : difficile à suivre, à conduire, à tenir, à comprendre. Très peu de véhicules devaient l’emprunter compte tenu de l’absence de traces. Tout du long, la piste fut quasi-déserte, occupée de temps en temps par quelques boeufs, quelques chameaux, quelques vélos, quelques charrettes, peu de villages. Le pilotage y était souvent technique : franchissements boueux, zones infranchissables qui nous obligeaient à détourner la route nous entraînant inévitablement dans des zones encore plus délicates d’où on ne pouvait plus faire demi-tour, zones sableuses, passages de gué... enfin, un cocktail complet pour Marguerite, qui une fois encore, répondait présente devant chaque difficulté.

Deux jours de pilotage et nous établissions les formalités de sortie du Mali à Mandogo. La nuit qui suivait nous la passions entre Mali et Burkina. Le lendemain matin de très bonne heure, le Poste de police de Diguèl nous tamponnait les passeports. « Messieurs, bienvenus au Burkina - Faso, le pays des hommes intègres », nous annonça le sympathique policier.

A peine trois heures plus tard, le capot de Marguerite était ouvert et nous observions dépités et impuissants la fumée d’échappement sortir par le bouchon de remplissage d’huile. Contrariés on l’était certes, mais on prenait progressivement conscience que le destin de Marguerite, et le nôtre, s’était jouer à peu de chose. On était tombé en panne là où il le fallait : sur une piste stabilisée, non loin d’un téléphone, et près d’une grande ville.



... au mélange

Ouahigouya - Burkina. Quand on est revenu au Garage du progrès pour voir où en était les réparations de Marguerite, la première chose que j’ai constaté, c’est qu’ils avaient descendu le mortier pour piler le mil que l’on avait installé sur la galerie depuis le pays dogon. On l’avait trouvé abandonné derrière un rocher avec son pilon. Le mortier était percé en son fond et commençait à se faire manger par les vers. On les avait nettoyés tous deux et on avait décidé de faire un bout de chemin en leur compagnie. Sur le moment, je me suis demandé pourquoi le mortier dogon était par terre. J’ai pensé qu’ils avaient dû bouger les jerrycans pour ouvrir la grosse caisse de toit et en sortir l’huile moteur qui y était stockée. Je n’y ai pas prêté plus d’attention.

Les gars avaient bien bossé, Saidou s’était déplacé expressément sur Ouagadougou pour trouver les pièces de rechange et le moteur était presque remonté. Ouoba, un grand costaud de quatre vingt kilos, finissait de serrer la culasse sur le bloc. Il était assis sur une des ailes, les deux pieds dans le compartiment moteur et forçait un peu sur la 17 à pipe et ses nombreuses rallonges. Ouoba, c’était un peu le bras droit de Saidou. Il était même arrivé au garage avant Saidou, à l’âge de quinze ans, sept ans auparavant. Aujourd’hui, du haut de ces vingt deux ans et avec ses sept années d’expériences, Ouoba espérait bientôt pouvoir partir pour essayer de gagner un peu mieux sa vie, pour fonder une famille et avoir des projets. Il savait conduire, chauffeur-mécanicien le tentait bien.

Tout autour de Saidou et Ouoba, les apprentis observaient patiemment la reconstruction du puzzle mécanique et attendaient les instructions pour tenter de répondre le mieux possible aux attentes des deux acteurs principaux. Quand un des leurs se méprenait sur l’outil sollicité par Saidou, on le taquinait en moré, ça blaguait, toujours de façon amicale. En général, le fautif se prêtait au jeu et riait de son inattention ou de sa méprise, quelque fois un peu de trop aux yeux de Saidou qui devait considérer que ça n’avançait pas assez vite et qui le reprenait sans ménagement.

Il restait encore à caler la courroie de distribution avec la pompe à gasoil, l’arbre à cames et le villebrequin. Les gosses étaient là depuis 6h00 et il était pas loin de 14h00, on entendait parfois les ventres gargouiller, ce qui était aussi prétexte à plaisanteries. Sous le soleil brûlant de midi, tous attendaient que Saidou annonce la pause pour pouvoir aller manger un plat de riz - sauce arachide à 100 francs.

Je les aimais bien ces apprentis. Ils me faisaient penser à une grande famille qui aurait été constituée uniquement de frangins, de douze à vingt cinq ans. Incontestablement, ils aimaient passer du temps ensemble, se rendre des services, s’entraider. Les plus petits allaient chercher les cigarettes pour les plus grands tandis que ces derniers leur donnaient un coup de main pour desserrer les boulons récalcitrants. Pendant la journée, chacun vaquait individuellement à des menus travaux, mais l’expérience et les connaissances qu’en retirait chacun, tout ça passait d’apprenti en apprenti. D’ailleurs, tout était mis en commun, des combines mécaniques aux formules de politesse pour accueillir les clients, en passant par les histoires de vie de chacun, les histoires drôles, les histoires de filles. Tout ça se partageait simplement par des échanges qui débutaient à l’aube et qui finissaient à l’aurore. Pour les plus grands, certains soirs, ces échanges se poursuivaient dans un des maquis du centre où on pouvait boire et danser avec les filles, fier d’avoir une activité, même en apprentissage.

Saidou a mis fin au calvaire de la majorité des estomacs en sonnant la cloche du repas de midi. Félipé a donné cinq mille francs à un des apprentis pour qu’il achète à manger à l’échoppe du coin pour tout le monde et du coca-cola à la boutique. Ils méritaient tous bien ça.

On attendait que le riz arrive, assis à même la terre battue, en se racontant nos vies, enfin surtout la notre. Dans ce monde de partage, il n’y avait pas de raison qu’on ne transmette pas nos connaissances, nos expériences. Ils voulaient tout savoir de l’Europe, ce qu’on y mangeait, comment on y vivait, combien coûtaient les cigarettes, un plat de riz, une paire de chaussures, une voiture d’occasion, une maison... Evidemment, les tarifs qu’on annonçait faisaient pousser de grands cris de stupéfaction à la majorité d’entre eux. Ils étaient étonnés d’entendre que quatre millions d’actifs cherchaient du travail, que la vie n’y était pas forcément très simple, que presque tout le monde savait lire et écrire, que l’homosexualité était complètement intégrée à la société, que les hommes ne pouvaient prendre qu’une femme et que les femmes avaient très rarement plus de trois enfants... Enfin, quelques réalités qui relativisaient le fantasme de l’eldorado européen. Par ricochet, leur étonnement nous renvoyait au notre, nous qui chaque jour étions confrontés à une autre réalité, à une Afrique parfois très différente de celle que l’on était capable d’imaginer depuis là-haut. Une fois de plus, je comprenais qu’aller vers l’autre, dialoguer, chercher à entendre et faire l’effort d’intégrer ses réalités, était certainement une des réponses aux incompréhensions qui divisent les Hommes.

Quand l’apprenti est revenu me rendre la monnaie, chargé des bouteilles et de deux grosses gamelles de riz, je me suis levé pour trouver quelque chose pour poser mon assiette. J’ai aperçu le mortier dogon toujours à terre. Il était posé à l’envers et quand je l’ai retourné, j’ai vu qu’à l’intérieur, quelqu’un y avait coller une pièce de dix francs avec du joint colle, celui qu’on utilise pour fixer le joint sur la culasse. J’ai appelé Ouoba, pour lui demander pourquoi l’un d’entre eux avait collé une pièce de dix francs dans notre jolie antiquité.

« On dit qu’il ne faut pas déplacer un mortier, parce que ça porte malheur », a commencé à m’expliquer Ouoba avec cette gentillesse qui caractérise les costauds du monde entier. « Pour pouvoir les transporter d’un endroit à un autre, que ce soit à pieds ou en charrette, a-t-il continué, la tradition dit qu’il faut coller une pièce de monnaie dedans pour éviter les ennuis... ». Il s’est tu et a laissé intentionnellement quelques secondes ses explications en suspension. Puis, avec un léger sourire, il a ajouté en reprenant la phrase là où il l’avait laissée : « ...les ennuis mécaniques par exemple. » Les autres ont commencé à rire, moi aussi et Ouoba de conclure : « C’est l’Afrique !!! »



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Aire géo-culturelle: Afrique de l’Ouest
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